On a coutume de mesurer la popularité et l’avenir d’un réseau social à sa capacité à mobiliser les nouvelles générations : prescripteurs de la tendance « jeune » dans leur environnement familial, futurs consommateurs qu’il faut approcher le plus tôt possible, aisance dans l’utilisation des outils numériques avec lesquels ils ont grandi sont autant de raisons pour les acteurs des réseaux sociaux d’aller chercher cette cible.
Snapchat comme Instagram ont réussi ce pari et regroupent au moins 60 % de la tranche d’âge des moins de 34 ans. En France, 66 % des moins de 13 ans déclarent utiliser Instagram. Mais une plateforme sociale, 100 % made in France, commence aussi à monter chez les jeunes. Pour vous, nous avons testé et inspecté de fond en comble la plateforme Yubo. Et nous en avons tiré quelques éléments.
Gentle reminder : oui, les réseaux sociaux comportent des risques
Nous commençons à être renseignés sur les risques potentiels induits par les réseaux sociaux sur notre psychè : isolement, pression sociale et, dans les cas les plus graves, dépression. La comparaison avec les célébrités et influenceurs qui mettent leur vie en scène, le besoin de reconnaissance stimulé par les relations asynchrones construites autour du nombre d’interactions, en particulier les likes, poussent à une dissociation du moi réel et du moi fantasmé sur les réseaux sociaux. On fait le maximum pour se construire un personnage qui obtiendra le plus de likes, et donc de reconnaissance, possible, et cela au risque de creuser l’écart entre le virtuel et le réel.
À l’âge où l’on pose les fondations du soi adulte, où l’on se définit et construit ses repères, ce risque est amplifié et les dégâts de l’hyperconnexion chez les adolescents sont eux aussi documentés : près de 40 % de ceux qui souffrent de dépression passent plus de 5 h par jour sur les réseaux sociaux. Ainsi, les jeunes ados nés à la fin des années 90 et au début des années 2000 sont l’objet d’un paradoxe : ce sont les plus connectés au monde, mais également ceux qui sont le plus sujets au sentiment d’isolement. Face à ce risque, Yubo a fait le choix de ne pas mettre en œuvre de système de like sur sa plateforme.
Yubo et le pari du « social discovery »
Fondée en 2015 sous le nom Yellow, la plateforme revendique aujourd’hui 25 millions d’utilisateurs dans le monde et vient de lever 11,2 millions d’euros pour poursuivre sa croissance. Son succès est international et la France représente moins de 5 % du total des utilisateurs, qui viennent plutôt des USA ou encore du nord de l’Europe. Cette rapide croissance est indéniablement l’un des atouts du réseau, car elle atteste de sa popularité autant qu’elle contribue à la renforcer.
C’est avec l’objectif de déjouer le paradoxe ultra connectivité/isolement et de construire un réseau social différent que Sacha Lazimi a fondé Yubo. Selon ses propres mots, Yubo cible la « génération Z » (née à partir des années 2000) pour lui permettre d’avoir de « vraies interactions sociales avec des personnes qui leur ressemblent ». Concrètement, ça signifie que Yubo va surtout chercher à mettre en relation ses membres pour qu’ils se parlent entre eux : on voit défiler des profils et on swipe pour se connecter. Quand on « matche » avec quelqu’un, on peut commencer la discussion.
L’autre fonctionnalité de l’application, la plus mise en avant, c’est le livestream. Un peu comme sur Twitch, Periscope ou Facebook Live, les utilisateurs de Yubo peuvent se streamer et échanger avec leur audience qui peut réagir dans une chatroom. Un stream peut par ailleurs regrouper les flux de plusieurs utilisateurs. Par exemple : deux personnes qui se streament et parlent pendant que les viewers vont sur le chat pour échanger avec eux.
Protection de l’enfance : Yubo veut rassurer
Ce pari sur la cible et les modes d’interactions proposés semble avoir réussi à Yubo. Il présente malgré tout un revers indéniable lié à la nature des interactions produites par l’application : avec 25 millions d’utilisateurs, une majorité de 13-19 ans et une mécanique de lien social construite sur le Swipe, l’image d’un Yubo qui serait le « Tinder des ados » a tôt fait de s’installer. Cela concerne aussi la partie livestream de l’application, où des séquences de nudité auraient été diffusées. À un âge où les hormones sont en ébullition et où l’on découvre son corps comme les prémisses de sa sexualité, les comportements de ces adolescents ne sont, in fine, pas si étonnants. Mais ils sont, heureusement, restés très minoritaires et, aujourd’hui, quasiment inexistants.
L’inquiétude autour de ces risques est néanmoins légitime. La question de la protection des enfants et adolescents vis-à-vis des contenus « adultes » est toujours centrale et demeure l’un des enjeux de l’utilisation d’internet dans les foyers et sur les terminaux individuels au sein de la famille. Dans le cas de Yubo, l’inquiétude repose sur la volonté de protéger les adolescents d’eux-mêmes.
Yubo a rapidement pris conscience de ces enjeux, et a su apporter plusieurs réponses à ces différents risques, aussi sur bien sûr le plan purement technique que dans le design de l’application et dans ses modes de modération. L’objectif des fondateurs n’est pas de surfer sur la vague d’un « Tinder pour adolescents », mais de construire un espace de discussion « safe ».
Engagées auprès d’acteurs associatifs comme E-enfance, les équipes du réseau social se sont aussi entourées de spécialistes de la cybersécurité, comme Annie Mullins pour repenser leur stratégie de modération des contenus et s’équiper d’outils adéquats.
Un filtre par âge efficace
La première chose à retenir, c’est qu’il y a trois catégories d’utilisateurs répartis en fonction de leur âge : les 13-17, les 17-19 et les 19+. Les 19+ ne peuvent pas voir les messages des 13-17 ni des 17-19. Les 17-19 peuvent voir les messages des 13-17 comme des 19+. Les 13-17 sont cantonnés à leur tranche d’âge.
L’application communique vers tous ses utilisateurs, lorsqu’ils créent leur compte ou lorsqu’ils se connectent à un livestream, pour leur rappeler les bonnes pratiques et ce qui est ou non autorisé sur l’application. Ainsi, après s’être inscrit, on a dans sa liste de messages un mot de l’équipe de modération qui rappelle les règles basiques de bonne conduite (bienveillance, mettre son vrai âge et ne pas publier de contenu « inapproprié ») et invite à consulter les règles détaillées sur le site de l’appli.
Sur le site, on retrouve trois sections dédiées au bon fonctionnement de l’appli : les guidelines communautaires regroupent ce qui est acceptable ou pas sur la plateforme, tandis que la section « law enforcement » détaille les modalités de coopération entre l’application et les autorités de chaque pays. Enfin, la section « Advice » regroupe des conseils pour aider les utilisateurs ou leur famille à faire face à plusieurs situations exceptionnelles ou dangereuses.
La consultation de ces pages permet de mesurer dans quelle mesure le réseau social accorde son action avec celle d’autres acteurs associatifs. Ainsi, dans la page « Advice » du site, on retrouve, à la rubrique « nudity », une sous-section rédigée par la « Revenge Porn Help Line » ainsi que différents liens vers des sites qui permettent de signaler une situation anormale ou de se faire accompagner.
De féroces algorithmes à l’œuvre
Sur le plan technique, la plateforme s’appuie sur les outils d’analyse visuelle de Yoti pour détecter la nudité. Ainsi, lorsqu’un adolescent se filme torse nu, l’algorithme de surveillance va le détecter et lui envoyer une injonction à respecter les règles communautaires avant, dans le cas où il persisterait, de suspendre son stream. Les comptes pour lesquels il y aurait un doute sur l’âge ou pour lesquels de fausses photos auraient été mises en ligne peuvent faire l’objet d’une demande d’authentification. Les utilisateurs doivent dans ce cas envoyer leur pièce d’identité pour pouvoir continuer à utiliser le site.
Enfin, l’algorithme est épaulé par plusieurs équipes de modérateurs répartis entre les pays qui composent la base d’utilisateurs de Yubo.
À l’inverse d’autres réseaux sociaux, la démarche de Yubo n’est pas strictement punitive. Les comptes qui enfreignent certaines règles (contenu illégal ou illicite, risque de pédopornographie) seront immédiatement suspendus ou supprimés, mais, pour les adolescents qui enfreignent une règle comme celle de la nudité, le système fonctionne de façon graduée : on intervient d’abord pour signaler et demander de rectifier l’écart par rapport aux règles de la communauté. Ensuite on suspend le compte pour quelque temps, afin que l’utilisateur, encore jeune, ait le temps de réfléchir au sens de cette règle et au fait que son comportement en constituait une violation. D’une certaine manière, l’application vise ainsi une démarche éducative qui doit permettre aux adolescents de réfléchir aux actions qu’ils font sur le réseau social afin, in fine, qu’ils finissent par policer eux-mêmes leur comportement (avec, en bout de ligne, la possibilité que les utilisateurs aident à modérer les contenus en signalant ce qu’ils voient d’inapproprié).
Sur le plan humain, la plateforme semble s’engager dans un renforcement de ses équipes et prévoit « une multiplication par cinq » du nombre de modérateurs selon Sacha Lazimi.
L’avis de la rédaction
Sur le plan purement fonctionnel, Yubo reste une belle pépite et surtout, 100 % française. L’idée demeure originale, très bien pensée et rompt avec les pratiques habituellement en vigueur sur les réseaux sociaux. L’absence de tout système de like constitue une approche innovante pour faire face aux dérives des hiérarchies virtuelles qui dictent les plateformes sociales.
Sur le plan de la sécurité, peut-on alors dire que Yubo aurait trouvé la bonne recette pour créer un espace de discussion numérique pour les adolescents qui soit protégé des dérives habituelles des réseaux sociaux ? Soyons très clairs, le risque zéro n’existe pas, sur aucune plateforme. Même la très sérieuse et corporate plateforme LinkedIn, trustée par des adultes a priori respectables, a connu des abus sur sa plateforme. De notre point de vue, le fait qu’une ou deux exceptions puissent passer entre les mailles du filet ne doit pas éclipser le bénéfice d’une démarche plus saine pour un public qui en a bien besoin. Toute la question est de savoir s’il s’agira seulement d’exceptions et si l’évolution de l’algorithme et le renforcement des équipes de modération suffiront à cadrer l’espace d’expression alors que le nombre d’utilisateurs ira grandissant. Une piste pourrait être la vérification systématique des identités des nouveaux utilisateurs, mais le frein à l’inscription pourrait compromettre la croissance du nombre d’utilisateurs. Délicat équilibre.
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